Benjamin ne se contente pas de donner son avis. Il se sert du livre de Wilkie Collins pour exemplifier ces thèses sur la modernité économique et culturelle. Ce qui l'intéresse avant tout, c'est le paratexte : la dame en blanc a donné lieu, selon lui, à la première véritable lithographie publicitaire, diffusée en grande échelle. Réalisée par Frederick Walker, cette gravure de masse prend la forme suivante :
Collins, Walker, Benjamin et Klee partagent manifestement une appréhension similaire de la vie moderne. La société industrielle est davantage placée sous le signe de la féérie que de la rationalisation du monde. L'abondance des biens, la circulation des personnes, l'expansion infini de l'espace urbain : tous ces facteurs plongent l'individu dans un environnement extrême, marqué par le double règne de la magie blanche (la disparition des famines, l'amélioration inespérée des conditions de vie) et de la magie noire (la désolidarisation, le machinisme, la multiplication des peurs collectives, l'ennui métaphysique face à la répétition de toutes choses…). La dame en blanc de la lithographie de Walker tend vers un ciel constellé de toute beauté. Et, pour autant, elle ne peut réprimer un sentiment d'effroi, une peur instinctive face à l'infini qui s'ouvre.
On pourrait ainsi aisément sous-titrer la Dame en blanc, Un roman de la vie moderne. Collins destructure à tout les niveaux le développement littéraire traditionnel. Le narrateur objectif n'existe pas : il n'y a que des narrations subjectives, marquées par leurs propres tics stylistiques et empreintes de leur propre moralité. Le lecteur est invité à assister au compte-rendu d'une sorte de procès, où se succède différents témoins à la barre.
Dans toute cette affaire, l'enjeu central est celui de l'identité. Il est posé dès la première rencontre, décisive entre le héros-détective, Walter, et la dame en blanc.
Tout se passe en milieu urbain. La femme en question n'est rien, ni personne. Elle sort d'un asile de fou et erre dans les espaces indéfinies de la Ville avec une majuscule – Collins parle aussi, à plusieur reprises, de la Metropolis. Tout ce qu'elle prétend savoir, c'est une sorte de secret. On s'apercevra plus tard dans le livre que, tout ce qu'elle savait du secret, c'est qu'il existait.There, in the middle of the broad, bright high-road – there as if it had that moment spring out of the earth or dropped from the heaven – stood the figure of a solitary Woman, dressed from head to foot in white garments, her face bent in grave inquiry on mine, her hand pointing to the dark clouds over London, as I faced her.
Dans la mesure où elle n'est personne, et ne sait finalement rien la Femme en blanc est disponible pour toutes les substitutions. Elle en viendra d'ailleurs à jouer, bien malgré elle, le rôle de quelqu'un d'autre. Cette interprétation non désirée causera sa propre perte.
La problématique de l'identité se prolonge directement avec les deux principaux méchants de l'histoire. Le premier, Perceval de Glyde, cache tant bien que mal un mystère redoutable mettant à mal son propre statut d'aristocrate britannique. Le second, le comte Fosco, est une sorte d'espion, qui n'hésite pas à arborer de multiples compositions pour dissimuler un assez lourd passé,
Le personnage le plus intéressant du roman repose tout entier sur une disjonction identitaire. Marian Halcombe est une jeune femme de la haute-bourgeoise qui paraît tout destinée à la carrière peu enviable de vieille fille. Pas particulièrement belle, voire laide, elle regrette à de multiple reprises de ne pas être un homme. Elle affiche un comportement quasiment viril et un esprit d'initiative qui en fait un héros à part entière. Pendant la longue absence de Walter, c'est elle qui prend les choses en main. Elle manque de peu de mettre un terme à l'atroce conspiration qui se réunit contre sa demi-sœur, Laura.
La conclusion du roman parachève en quelque sorte cette thématique globale. On assiste d'abord à la destruction, par le feu, de papiers d'état civil, à même d'infirmer une identité socialement établie. S'ensuivent des luttes d'influences sourdes entre des sociétés secrètes plus ou moins communisantes et des autorités plus ou moins officielles.
Il y a ici tout un jeu de masque et de faux-semblant, qui est d'ailleurs bien plus grave qu'un simple jeu. La plupart des protagonistes du romans semble, à un moment où à un autre, céder à la névrose. La femme en blanc sort d'un asile d'aliéné, Laura y restera pendant quelques mois, Walter affiche, par intermittence, certains symptôme de paranoïa, Frederick Fairlie, l'oncle de Laura, se décrit lui-même comme un nœud de nerf en tension…
Pour Siegfried Kracauer (un ami proche de Benjamin, soit dit en passant), le détective constitue une sorte d'analogue du philosophe moderne. Utilisant toutes les ressources de son intellect, il tente de mettre à jour les actes refoulés de la société humaine. Dans un monde désormais privé de toute présence divine, il ne peut appuyer sa recherche que sur des éléments du monde réel. À cet égard, la quête de Walter est incomplète. Ses preuves, sont tantôt détruites ou se révèlent inutilisables. Il ne parvient à restaurer l'équilibre éthique visée qu'en jouant les forces motrices de la société les unes contre les autres et en tirant parti de l'intervention toujours frustrante du hasard.
L'intrigue de la Dame en blanc porte ainsi une grande part d'incomplétude. Walter aurait très bien pu échouer complètement, de même que le complot de nos deux méchants. Le monde du XIXe siècle, comme celui d'aujourd'hui repose sur une grande part de et si. Il n'y a pas de législateur divin destiné.à rétablir inéluctablement la moralité du monde. Tout se joue sur le fil.
Le roman de Wilkie Collins partage en somme moins d'affinité avec les romans policiers immédiatement ultérieurs, qu'avec le roman noir. Il n'y a aucun détective professionnel à l'horizon. L'institution judiciaire se révèle lamentablement impotente. L'individu ne peut faire confiance qu'à lui-même et doit compter avec ses propres pulsions et impulsions intérieures.