mardi 16 août 2011

wiki-roman-feuilleton (12/60)

Le rebord n'était pas long. Ramaad eut tôt fait d'en faire le tour. Il ne remarqua rien. Il fureta encore un peu. Puis, le sol trembla : le métro arrivait en station ; les portes crissèrent ; il était temps de déguerpir. Ramaad se releva et s'achemina rapidement vers le quai. Il fut soudain traversé d'une sensation bizarre : ses pieds traversaient le mur. Jusqu'ici à moitié suspendus dans le vide, ses talons reposaient entièrement sur la terre ferme. Ses orteils s'enfonçaient dans une paroie évidée. Il se baissa en s'accrochant à toutes les sinuosités qui lui tombaient sous la main.

Il constata l'existente d'une excavation haute de 60 centimètres et large d'un mètre. Avec un peu d'acrobatie, un corps humain pouvait s'y glisser sans peine. Il se recroquevilla. Sa tête passait et le reste suivait.

Entre-temps, le métro s'était mis en mouvement. Les parois de l'avant commençaient à frôler ses chaussures. La rame accélérait exponentiellement : 3, 15, 40, 90 kmh.


Il s'abrita à temps. Il s'en était fallu de peu que le pied gauche ne fût happé par cette puissante dynamique adhésive. Dans le meilleur des cas, Ramaad lui aurait dit so-long et aurait consolé sa cheville orpheline pendant le restant de ses jours. Dans le pire, toute sa personne aurait valdingué en petits morceaux dans le kilomètre séparant les Filles du calvaire de République.

Encore frissonnant de ces deux expectatives, il s'abîma dans le mur. Il trouva ce qu'il pensait trouver : la station fantôme. Après l'éboulement de 2017, la station des Filles du Calvaire ne fut pas reconstruite exactement au même endroit. Le sol ayant prouvé son inaptitude à abriter des cavités trop large, on la transporta un peu en amont. L'ancienne station, désaffectée et fermée au public, restait néanmoins accessible par le biais de ce rebord et de cette excavation.

Ramaad ne voyait goutte. Pour ne pas se perdre, il avançait la main collée au mur. Un autre métro passa. Son vif éclairage dévoila l'architecture des lieux : à droite, deux galeries ; à gauche, une galerie et un escalier.


Attiré par la surface, il prit l'escalier. Ce devait être un escalator depuis longtemps hors d'usage. Enseveli sous les gravats et les moisissures, il faisait l'effet d'un étroit escadrin d'église. Il menait effectivement à la lumière.

wiki-roman-feuilleton (11/60)

Ramaad avait l'impression de connaître les lieux. Il n'était jamais descendu à cette station — enfin, du moins, il le croyait. En dehors de son RER H quotidien, il prenait rarement les transports quotidiens. Paris n'était pas si grand (surtout depuis le détachement de zones sinistrées comme le Lieu-dit de Monceau). Un bon marcheur pouvait se rendre n'importe où en un peu moins d'une heure. Il n'avait aucune raison d'emprunter cette satanée ligne 8 plutôt que la surface. A fortiori dans un quartier aussi chic que le Marais, où il faisait bon traîner.

Pourtant, cette expression, « Station Filles du calvaire », lui disait quelque chose. Il l'avait beaucoup entendue à une époque. Les gens en parlaient. Les informations y revenaient sans cesse. Avec des images… Comment étaient-elles ces images ? Un peu comme des sous-sols miniers peut-être.

En croisant les réminiscences, il parvint à identifier l'événement. Cela devait se passer en 2017 ou 2018. Le plafond d'une station était tombé. Beaucoup de victimes. Il creusa plus amont dans sa mémoire et en sortit une image :


Il avait moins de cinq ans lors de la publication de cet article. Il n'aurait pu le mémoriser. Heureusement, son père, un maniaque de l'info, imprimait tout ce qui pouvait passer d'intéressant. Puis il laissait traîner ces imprimés un peu partout. Ramaad avait pu visualiser souvent cette une de Rue89 au cours de son enfance.

Il s'assit sur un banc et réfléchit. Deux métros passèrent. Juste après le passage du deuxième, tout s'éclaira. Il marcha jusqu'à la tête de station. Le quai ne s'arrêtait pas là. Un léger rebord permettait de poursuivre plus loin. Il posa un pied, puis l'autre. Il glissa doucement vers l'inconnu.

wiki-roman-feuilleton (10/60)

Ramaad avait omis un détail essentiel. Il n'y a qu'une sortie à la station Filles du Calvaire côté Balard. Et cette sortie est située à l'arrière du train. Il ne pouvait pas quitter le métro sans qu'Elikia s'en aperçoive. Il lui faudrait jouer serré : attendre qu'il passe avant de sauter de wagon. En espérant que le train ne parte pas trop tôt.

« Fi-Fille du Calvaire »

Comme par un fait exprès, l'annonce vocale bégayait. Cette ligne est vraiment ridicule, pensait-il. Je ne comprends pas pourquoi on s'acharne à la laisser croupir. Tout ça pour plaire aux troupeaux de touristes chinois ou indonésiens. Comme ce couple-là, juste à côté de moi. Probablement originaire de Jakarta. Ils ont pas honte de s'afficher comme ça avec leur graisse, leurs fringues grand siècle et leurs toureiffels en peluche dans le métro parisien.

Ramaad ravala ses sarcasmes. Elikia s'était levé. Il n'était plus temps de monologuer. Il écarta vivement le couple et, se frayant un chemin entre les sièges, les bagages et les voyageurs il ouvrit la première porte du wagon. Il se carra sur le côté et observa le défilé des voyageurs.

Il n'y avait pas grand monde : deux couples, cinq individus seuls tous sexes confondus. Et ce fut tout. Pas d'Elikia. Le métro sonnait. Ramaad ne pouvait pas se permettre d'abandonner la filature. Quitte à prendre le risque de se découvrir, il fallait aller jusqu'au bout. Il se glissa entre les deux portes bientôt closes. Il se retrouva sur le quai. Seul.


Elikia était parti sans que l'on sache par où. Ramaad avait raté son coup. Il avait peut-être réussi beaucoup mieux. Ce type devait être un peu weird pour prendre la peine de disparaître. Il l'avait perdu de vue mais il le reverrait demain. On voyait se dessiner l'ébauche d'une piste. Guido serait content.

A tout hasard, il longea le quai côté départ.

wiki-roman-feuilleton (9/60)

« Chemin vert »

L'annonce vocale paraissait être le fait d'un conversant. Pour un peu, Ramaad aurait élevé la voix afin de la corriger. La terminaison -in de Chemin avait été prononcée à l'ancienne. Or, depuis une vingtaine d'années, la phonologie des nasales françaises avait beaucoup évolué. Sous l'influence conjointe de l'arabe et de l'anglais, le ɛ̃ s'était chargé d'une pulsion consonnante, sorte de léger -nm' qui abrégait le son prolongé comme un coup de fouet : Chemin——nm' vert.

Sur le point de parler, Ramaad se souvint de l'archaïsme proverbial de la ligne 8 : elle demeurait muséifiée, inchangée depuis le début du siècle. Peut-être ses administrateurs espéraient séduire, par leur inaction, les nombreux touristes à l'affût d'un succédanné au voyage dans le temps.

Donc, pas de conversant. Juste une voix enregistrée, incapable de se corriger d'elle-même. S'ensuivait un autre son, tout aussi daté que le précédent : le crissement de portes visiblement conçues antérieurement à l'invention de l'ouverture instantanée par pression hydraulique. La béance ainsi formée dévoilait la vue suivante :


— Bonne chance pour ton date. Tu me diras demain.
— OK.

Ramaad abrégea les salutations. Il était pressé de sortir car il était aussi pressé de rentrer. Il attendit aussi longtemps qu'il put. Le métro était sur le point de partir. Il s'engouffra dans le quatrième wagon.

Pendant le trajet qui séparait Chemin vert de Froissart, il observa discrètement Elikia. Par intermittence, celui-ci soulevait amplement ses bras, comme pour donner plus de poids à un discours. Il parlait à quelqu'un. Peut-être à distance. Peut-être à proximité — le type assis juste en face de lui avait l'air de l'écouter. Ramaad se serait bien approché. Il ne pouvait avancer sans se découvrir. Il resta coincé entre les deux moitiés d'un couple assez corpulent. Les pieds plaqués au sol, il était prêt à bondir lorsque le conversant — non, la voix enregistrée — égrenerait ces trois mots : Filles du calvaire.

wiki-roman-feuilleton (8/60)

Elikia avait bouclé sa journée plus tard que d'habitude. Cela ne l'embêtait pas outre mesure. Il avait pu abattre le boulot du mois : le tri et le réordonnement de 2300 catégories liées à l'automobile. Il était en avance sur son schedule. Les objectifs de demain, d'après-demain et des deux jours suivants étaient déjà atteints. Il se conformait à l'image de l'employé-modèle telle que véhiculée par la doctrine du détachement relationnel. La hiérarchie serait contente de lui. Il allait pouvoir demander un congé. Sa famille résidait au Bandundu, une ancienne région de l'ex-Congo-Kinhasa qui avait accédé à l'indépendance au cours de la décennie 2010. Dominée pendant près de 20 ans par un dictateur éclairé, le pays avait fait récemment l'acquisition d'un régime démocratique. Elikia comptait demander prochainement sa mutation sur place. Tout dépendrait de ces états de service au sein de la Fondation, qui sans atteindre les proportions quasi-masochistes de ceux de Ramaad demeuraient excellents. Ainsi que de la perpétuation d'un certains nombre de réseaux personnels dans son ancienne patrie.

Délivré du poids pénible de ces imbitables catégories, l'esprit d'Elikia s'abandonnait à des conjectures sans fin. Pour un peu, il en aurait manqué son métro. Quelque chose l'avait heureusement rappelé à l'ordre. Il avait senti un visage familier se poser sur lui. Il se retourna. Il vit Ramaad, debout, à une dizaine de mètres de là, juste sous l'enseigne lumineuse annonçant les horaires du train. Il n'avait pas l'air de le regarder. Les portes s'ouvraient et il était tout prêt de s'engouffrer dans le troisième wagon. Elikia pressa le pas et le rejoignit juste avant le départ du métro.

— Tiens, tiens… Tu ne prends pas le RER aujourd'hui ?
— Non. J'ai un date dans le centre-ville.
— Tu descend où ?
— Chemin vert. Et toi ?
— Deux stations plus loin. Aux Filles du Calvaire.
— Ah… Je ne pensais pas que tu habitais par là.
— Ben si, comme tu vois.

Le métro avançait lentement. Du moins comparativement au RER de Ramaad, qui traversait une bonne partie de l'Île-de-France en une demi-heure. En dehors de quelques aménagements mineurs, la ligne 8 n'avait pas fondamentalement évoluée depuis le début du siècle : pas de wagons de tête coulissants, pas de soutien à air comprimé… Voire dans certaines stations, pas de portes automatiques. Les transports publics du Bandundu devaient être certainement mieux équipés. Voilà qui, par-delà tout sentiment de nostalgie, motiverait le retour d'Elikia dans son heimat.

— Et sinon… Elle est jolie ?
— Qui ?
— Ton date.
— Assez. Elle n'est pas canon-canon mais… Comment dirait-on ? Agréable à regarder.
— Tu la connais depuis longtemps ?
— Une semaine. C'est une de mes ex qui m'a envoyé son contact.
— Et tu as confiance en elle. En ton ex, je veux dire…
— Oui, oui. Nous sommes resté ami. Tant que nous étions ensemble nous nous détestions. Puis, depuis qu'il n'y a plus d'enjeux de couple, on s'entend très bien. Il n'y a pas à dire, c'est épuisant l'amour.

Tout ce que racontait Ramaad était vrai. Hormis la datation. Les éléments narratifs les plus récents remontaient à plus d'un an. Il avait rapidement improvisé un gloubi-boulga de sa vie sentimental pour assoupir les suspicions d'Elikiaa, tandis que le métro serpentait l'interminable ligne 8.

…suite au prochain épisode