mercredi 17 août 2011

wiki-roman-feuilleton (14/60)

Ramaad avait l'esprit tranquille. Les minutes lui filaient entre les doigts. Maladroitement posé sur un sol instable, son corps ne se rebellait pas. Le sang coulait sûrement entre ses veines engourdies. Les courbatures n'entravaient rien. En fait, elles le maintenaient alerte et éveillé.

Il avait Elikia dans le viseur. Elikia débattant péniblement avec un locuteur invisible. Se tortillant par intermittence. Incarnant burlesquement la conviction qui manquait à son discours. Contrairement à l'effet recherché, le champ de silence dévoilait sa situation : c'était un homme aux abois. Il frétillait comme un gardon pour se dépêtrer d'un filet de conneries qu'il avait lui-même tissé.

Au bon d'un certain temps, son attention quitta Elikia. Il avait remué ses traits dans tous les sens. Il ne pourrait rien en attendre de plus. Il s'affala sur la poussière, releva la tête et s'ouvrit aux bruits du dehors. Un type martelait des percussions avec une maestria indéniable. Des noctambules (il était plus de 22h00) allaient et venaient plus ou moins gaiement. Quelque fois des milices motorisées sillonnaient le quartier :



Cric-crouc. Elikia avait bougé. La main posée sur sa ceinture, il venait d'interrompre le champ de silence. Il se relevait, restait accroupi, saisissait une petite malette, s'apprêtait à partir, puis se rasseyait. Comme par acquis de conscience, il tenait à vérifier quelque chose. Ramaad entendit le froissement significatif d'une feuille de papier — significatif car on l'entendait rarement en dehors de certaines circonstances officielles. Les feuilles-écrans étaient tellement plus pratiques. De loin, il parvint à discerner l'image d'une lettre manuscrite : déliés, contrastes hésitants, formes aléatoires…


Ça n'allait pas plus loin que l'image. De son poste d'observation il ne pouvait rien comprendre, hormis une brève mention introductive : ABCD. Il se rapprocha. Elikia flaira un sale coup. Il se retourna, ne vit personne, mais se sentit néanmoins en insécurité. Il remballa prestement ses affaires et prit le chemin du retour.

Ramaad le suivait avec une certaine distance. Il murmurait :

ABCD… ABCD…

wiki-roman-feuilleton (13/60)

La pièce était grande et inondée de jour. Une grille tenait lieu de plafond. Elle donnait sur l'extérieur. Des gens marchaient dessus sans se soucier de ce qui pouvait se passer en-dessous. On les entendaient parler. Ramaad attrapa plusieurs mots émanant d'autant de voix différentes :

Café… Situation… Je veux bien mais… Tu sais… Je n'aime pas ça… Des soldes aux… Mon conversant ne… Rien à y faire…

Il s'avança précautionneusement. Il manqua pourtant d'écraser un dos : celui d'Elikia. Assis sur un roc, recroquevillé sur ses genoux, celui-ci n'avait pas entendu Ramaad venir. Il avait l'air occupé. Il parlait tout seul. Aucun mot ne sortait.

Ramaad comprit rapidement qu'il était, lui aussi, équipé d'un champ de silence. Il ne pouvait l'entendre mais lui, non plus, ne pouvait l'entendre. Elikia était prisonnier de sa sécurité. En brouillant les écoutes il se privait lui-même de sa capacité d'écouter.

Ramaad se retira. Le champ de silence n'allait pas durer éternellement. Elikia se relèverait. Peut-être qu'en se relevant, il entamerait de brefs monologues. Les espions et d'une manière générale les gens qui ont quelque chose à cacher ont une facheuse tendance à parler tout seul. Faute de pouvoir faire confiance à quiconque, ils se rabattent sur leur propre personne.

Ramaad comptait bien exploiter cette faille. En attendant, il se posta en hauteur, à la surface d'une espèce de colonne bien amochée. Ses cheveux touchaient la grille. De temps à autre il passait ses doigts entre les barreaux.


L'air frais lui faisait du bien. Il pourrait tenir longtemps — tant que dure la conversation silencieuse d'Elikia.