dimanche 21 août 2011

Uchronies : un tour d'horizon…

L'uchronie est un genre ancien. Il existe dans les faits depuis le début du XIXe siècle et dans les mots depuis la publication du pensum un tantinet ronflant de Charles Renouvier, L'Uchronie (1857). La définition qu'en donne Wikipédia est fixée depuis un peu plus d'un siècle : genre qui repose sur le principe de la réécriture de l’Histoire à partir de la modification d’un événement du passé

Pourtant, l'uchronie a tardé à acquérir une respectabilité littéraire. Elle est longtemps restée la chasse gardée des historiens qui y voient un simple délassement spirituel : l'enjeu est ici de produire une vision aussi vraisemblable que possible d'un passé alternatif. Cette tradition perdure encore aujourd'hui avec la fameuse série What if. A partir des années 1940, les pères fondateurs de la sci-fi américaine assignent à ce divertissement des fins autrement plus ambitieuses. Les premières tentatives un peu maladroites et historicistes de Lyon Sprague du Camp (Lest the Darkness — 1939) laissent progressivement place à des œuvres abouties. En 1961, Philippe K. Dick livre un classique indépassable et indépassé, le Maître du Haut-Château.

Bien que pourvue de ses lettres de noblesses, l'uchronie peine à s'autonomiser. Elle n'a connu une reconnaissance sociale et académique qu'au cours des 30 dernières années. Quelques popular writers se spécialisent dans la rédaction de cycles uchroniques (Harry Tutledorve…). De grandsécrivains se prennent au jeu (Philippe Roth). L'on voit également émerger les premiers exégètes (Eric B. Henriet). Longtemps demeuré dans une certaine obscurité, le genre touche enfin le grand public — et, par ricochet, ma petite personne.

Mon intérêt pour l'uchronie remonte à une dizaine d'années. J'avais emprunté le What if à la bibliothèque paternelle. C'était une version originale — en anglais. Je n'y comprenais pas grand chose, mais le principe me fascinait. Je me mettais aussitôt en tête d'écrire un vaste cycle autour de la colonisation de l'Amérique par les romains. Autant dire que j'ignorais tout de la très riche littérature préexistante. Je pensais tout naïvement faire œuvre de précurseur. Finalmente, mon grand cycle se limite à un épais carnet bourré de notes jamais proprement rédigés. Le principe-même de mon intrigue (l'expansion d'une colonie romaine coupée de l'empire) se révélait mortellement ennuyeux sur le long terme. Je (re)faisais l'expérience d'un des principaux écueils du genre : faire durer l'intérêt par-delà le point de divergence et ses conséquences immédiates. A vrai dire, je ne pense pas qu'il puisse exister de roman purement uchronique. Si il tient à produire une littérature digeste, l'uchroniste doit nécessairement emprunter des ressources littéraires externes. L'excellent Fatherland de Robert Harris reprend ainsi, en les sublimant, les recettes d'un thriller classique : suspens, montée en puissance de l'horreur vers la fin etc. Dans une même optique, le nom moins ewcellent Pavane de Keith Roberts, se pare des atours de l'heroic fantasy. De mon côté, mon cycle se muait en conte philosophique. Réduite à l'état de minuscule enclave, l'implantation romaine était aussi bien traitée que les amérindiens par les colonisateurs européens. Un peu à l'étroit dans cet univers décrépit, mon personnage principal le quittait sans beaucoup de regrets pour découvrir les félicités du monde moderne.

J'avais déjà fait état de l'écueil de la longueur dans un précédent post. Seulement, je ne parlais pas là de l'uchronie mais du roman-feuilleton en ligne. Or, il existe des romans-feuilletons uchroniques en ligne. Ceux-ci paraissent hériter d'une double contrainte particulièrement pénible. Le dispositif (publication par écran interposé) leur enjoint de faire des épisodes courts. Le genre (comment se dépêtrer du point de divergence) préconise les récits courts. Quelque soit l'échelle, l'uchroniste numérique se voit amené à privilégier une brièveté bien peu compatible avec l'idée-même d'un roman. Parvient-il à se dépêtrer de toutes ces complications ? Peut-être pas.

Les romans-feuilletons ne représentent qu'une toute petite portion d'une production textuelle considérable. A l'instar d'uchronie.com, la plupart des sites uchroniques se contentent de collationner de simples scénarios. On reste dans l'orbite du jeu pour historien amateur, qui suit deux étapes quasi immuables. 1° Poser un point de divergence et définir en quoi il est historiquement signifiant. 2° Développer aussi logiquement que possible les conséquences mécaniques de l'événement alternatif. Bref, tout ceci ne va pas très loin. On reste collé à une vision événementielle de l'Histoire qui montre rapidement ses limites. Il existe heureusement des initiatives plus ambitieuses.

1940lafrancecontinue est un webroman-feuilleton d'un genre bien particulier. Comme le laisse entendre le titre, dans cet univers parallèle la France ne signe pas d'armistice en juin 1940. Ce point de divergence n'est pas trop crédible (un peu tard pour espérer un redressement de la situation). Par contre, la mise en œuvre éditoriale se révèle assez intéressante. La première partie, 1940, se décompose en chapitres et utilise un appareillage académique (notes de bas-de-page) destiné à maquiller l'uchronie en manuel d'histoire. Un début apparemment assez conventionnel, mais néanmoins rehaussé par une démultiplication presque infinie des formes textuelles et narratives : extraits de journaux, composition du gouvernement, articles de presse, déclarations officielles… De la belle ouvrage. Et puis, à partir de 1941, les auteurs se jettent à l'eau. Le découpage en chapitre est abandonné au profit d'un éphéméride, mois par mois, jour par jour. Une option éditoriale très pertinente qui correspond bien à la nature, journalistique au sens propre, d'Internet. Le flux de l'histoire est mis en scène en temps réel. Une excellente idée que j'ai moi-même expérimentée dans mon coin.

The Shattered World a probablement fourni un importante source d'inspiration pour 1940lafrancecontinue. Hébergée par blogger, cette uchronie anglo-saxonne recourt au découpage par éphéméride. Elle est parvenue à agréger une assez large communauté de lecteurs. Le dispositif éditorial laisse par contre un peu à désirer. Les épisodes ne sont pas publiés tels quels, mais accessibles depuis un fichier PDF — ce qui, en terme d'interactivité avec le texte, n'est pas terrible-terrible.

Dans les deux cas, il faut en convenir, les épisodes sont beaucoup trop longs — même si la subdivision en jour, mettant un peu en abyme la structure calendaire d'un blog ou de twitter, compense un peu l'encombrement. Ainsi alourdis, ces dispositifs peinent à étendre leur lectorat par-delà un cercle de quelques dizaines de passionnés, prêts à lire le texte malgré tout.

Si theshatteredworld représente la pointe extrême du roman-feuilleton uchronique individualiste (l'auteur contrôle tout, même la police et le format de son texte), le cas inverse existe également. Le site althistory est un wiki. Décalqué sur celui de wikipédia, son fonctionnement permet à n'importe quel utitilisateur inscrit de rédiger son uchronie ou de participer à la rédaction d'une uchronie préexistante. Toujours comme wikipédia, la communauté désigne des articles de qualité qui peuvent être fort développés. L'un d'entre eux qui imagine une colonisation à l'envers de l'Europe par les civilisations précolombienne possède l'ampleur d'un court roman. Son découpage rappelle le roman-feuilleton (ce qui justifie notre intérêt) : les subdivisions sont créées progressivement, par ordre chronologique. Dans l'exemple qui nous intéresse, la rédaction détaillée s'est interrompue à partir de 1510, et la rédaction planifiée ne va pas au-delà de 1750. C'est une œuvre ouverte qui pourrait être étendue indéfiniment : des articles potentiels visent à étudier les langues et cultures de cet univers parallèle.

Qu'ils écrivent sur un blog ou collaborent sur un wiki, les webuchronistes se retrouvent dans la même situation que la plupart des webromanciers : les critiques et intermédiaires les ignorent. Paradoxalement, les pure-players leur sont davantage fermés que les médias traditionnels. Créé assez récemment, le webzine de l'Uchronie, Uchronies.com, ne chronique aucune publication sur Internet, alors qu'il n'hésite pas à rendre compte de certaines productions faiblement uchroniques. Uchronia, le vénérable père fondateur de la critique uchronique en ligne, ne montre guère plus d'ouverture : n'existe que ce qui est publié sur papier. Plus modestement, je me suis fait récemment jeter d'un forum de SF réputé, pour avoir fait humblement état de mon uchronie in progress. Par contraste avec ce repli sur l'imprimé, L'Histoire revisitée d'Eric B. Henriet consacre une large part de sa bibliographie à recenser l'ensemble des webuchronies existantes.

Il se peut que ces expérimentations numériques soient d'une qualité littéraire toute relative (et je m'inclus volontiers là-dedans). Cependant, pour reprendre une antienne de M. de Lapalisse, elles ont le mérite d'expérimenter. De préparer le terrain où paraîtront les Masterpieces à venir. Et ce n'est pas en les laissant traîner dans l'obscurité qu'on facilitera cette éclosion.