vendredi 26 août 2011

Et si Kadhafi avait gagné la guerre ? (1/5)

Après avoir examiné à deux reprises l'uchronie en ligne (cf. ici et ), j'ai un peu envie de passer aux travaux pratiques. Voici une uchronie un peu particulière, car elle se situe in media res : le point de divergence est très récent voire immédiat ; la séquence événementielle qu'il implique n'est pas close.

Le guide de la Révolution reposait dans un fauteuil trop grand pour lui. Sa main pendante tenait un large parapluie noir, resté ouvert. Son attitude noueuse traduisait une certaine frustration.

Il avait fini par croire à sa propre propagande. Ses mythes se retournaient contre lui. Il avait encouragé pendant des décennies l’essor démographique d’un État libyen faiblement peuplé. Il souhaitait par là émulsionner la grandeur d’un pays-sandwich, pris en tenaille par des concurrents autrement plus puissants et développés (Algérie, Égypte, Tunisie…). Et puis, c’était un moyen certainement efficace de déstabiliser l’occident. Les leaders européens d’extrême-droite avaient bu comme du petit lait ses annonces abracadabrantes d’une invasion prochaine des peuples du nord par les peuples du sud. L’Europe devenue un satellite de l’islam… Du grand n’importe quoi qui avait ses adeptes. Le Guide ne se privait pas d’alimenter ces craintes fantasmatiques. Il avait bien lu son Marx dans sa jeunesse. Il savait que les peuples carburent à l’opium. A force de le distribuer, il en avait d’ailleurs peut-être abusé.

Il y avait eu des ratés dans la machine à rêve (ou à cauchemar). Ainsi, au lieu de proliférer gentiment en attendant le grand soir, la jeunesse libyenne s’était retournée contre son père spirituel. Un imprévu un tantinet problématique. Bien sûr la CIA et le Mossad avaient probablement drogué ces jeunes insconscients : à opium, opium et demi. Ces gens-là sont capables de tout. Surtout dès lors qu’il s’agit d’abattre le Destin mondial de la Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste.

Le Guide ruminait ainsi, dans l’obscurité, se demandant par moment si ses grandes visions paranoïaques ne nécessitaient pas quelques variables d’ajustements. Une dizaine dignitaires entrèrent. Ils étaient mal habillés, mal coiffés, mal foutus pour tout dire. Parmi eux, le Guide reconnaissaient deux voire peut-être trois de ses fils. Il y avait de l’urgence dans l’air.
— On a du nouveau. Très nouveau…
— Oui…
— Notre agent à Paris…
— On a un agent à Paris ?
— Un seul. Il tient une couverture. De marchand d’aspirateur. Mais il a aussi ses entrées à l'Élysée. Pour tout dire, il fournit l’entreprise de nettoyage du lieu. Quelques fois, les larbins lui apprennent des trucs pas cons.
— Dis toujours.
— Un des larbins a surpris une conversation entre Sarkozy et un de ses conseillers. Un chauve à lunettes. Ils causaient des sondages, de la baisse de popularité du gouvernement, de la Tunisie. Et pis ils en sont venus à parler de toi.
— Alors ? Ils ont marqué de la déférence ?
— Pas trop. Ils t’ont traité d’argument électoral. Ils ont embrayé sur le fait que t’es une cible idéale, que l’occident te déteste, que la Libye a du pétrole, que Thatcher a eu les Malouines et que, ça plus ça plus ça, ils avaient tout intérêt à te buter.
Le Guide explosa de rire. Il aligna quelques qualificatifs choisis (mendiant, face de rat, queue de cochon…) et prononça un petit réquisitoire-fleuve de dix minutes. Il se calma progressivement. Il commençait à grignoter quelques bouchées de Bazin lorsque les dignitaires exposèrent leurs doléances.
— Faut réagir vite. Tant qu’on ne sait pas qu’on sait.
— Saif a raison. Si on traîne trop le f… le président français aura tout le temps d’en appeler à l’ONU.
— Laisse faire. Dmitri et Vladimir ne voudront jamais. Ce sont des amis. Des partenaires. J’ai acheté du matériel russe pour plusieurs milliards.
— Ne prend pas le risque, frère Guide. Les soviétiques t’ont déjà laissé tombé. Les russes ne valent pas mieux.
— Alors on fait quoi ?
Silence. Progressivement, certains dignitaires se confièrent. Les confidences virèrent la conversation puis au brouhaha. On ne savait plus où donner de l’oreille. Le Guide observait ce triste spectacle sans beaucoup d’appréhension. A force de mâcher du Bazin, il avait fini se trouver nez à nez avec une idée idiote qui le fit sourire. Ça n’allait pas marcher. Mais, si ça marchait…