dimanche 7 août 2011

wiki-roman-feuilleton (4/60)

Le RER de 23h15 arrivait en station Fondation. Une dizaine d’usagers, tout au plus, l’attendaient. Ils portaient le visage un peu tendu de ceux qui avaient été retenus par des circonstances exceptionnelles. Les horaires de la Fondation étaient rigoureusement réglementés : la journée normale s’étendait de 11h à 20h, la journée étendue de 10h30 à 21h30 — les équipes de nuit se relayaient à 20h puis 3h. L’employé qui faisait son temps et rien de plus n’avait aucune raison de s’en aller à 23h15…

Les portes restèrent ouvertes pendant une demi-minute. Les usagers s’engouffrèrent par petits groupes. Le caractère extraordinaire de leur présence avait suscitée une solidarité instantanée. Tous avaient une histoire particulière à raconter : certains évoquaient immodestement un entretien fructueux en vue d’une promotion prochaine, d’autres une prolongation nécessaire de leur mission courante, d’autres enfin des rumeurs de retournements politiques et de coups d’État internes… Néanmoins, tous ne la racontaient pas. C’était le cas de Ramaad.

Il s’était rapidement distancé des groupes autoformés, en invoquant une fatigue soudaine. Il s’était posté face au wagon n°7, exactement situé à la moitié du train. En dehors d’un couple vieillissant, il n’y avait personne. Satisfait, il s’assit au second étage, dans un siège côté station. Il posait ses affaires sur une tablette très fine, presque invisible. Il s’étendait de tout son long. La tête légèrement tournée vers la vitre, il observait la station disparaissant doucement de son champ de vision :


Il resta à moitié assoupi jusqu’à Chatillon. Il voyait dériver à grande vitesse les paysages un peu désertés de la périphérie grand-parisienne. Un amas indistinct de couleurs et de silence. Le gris et le vert se recomposaient sans cesse. Par à-coup, le passage d’une voiture ou d’un train perturbait ce mixage routinier. A l’approche d’une station, le RER décélérait progressivement. Il passait sans violence de sa vitesse de croisière (environ 330 km/h) à l’immobilité. Les couleurs se stabilisaient. A force de se décanter, les mouvements se muaient en formes. Un mur incertain de vert boueux dévoilait une rangée d’arbre alignée le long de pavillons inoccupés. Nul ne semblait se souvenir de ces bâtiments un temps habités. Ils disparaissaient derrière la végétation et la vermine. Dans un siècle il n’en restera peut-être plus rien — sauf un article de Wikipédia.

L’encyclopédie seconde rendait en effet compte de n’importe quelle chose existante : un homme, un bâtiment, un animal… La substantialité était le seul de ses critères d’admissibilité : il suffisait d’envoyer une coordonnée ou un fichier d’état civil pour que l’article soit accepté. Ramaad souleva une feuille-écran et la disposa en face d’un pavillon. Un article apparaissait. Il portait pour titre : « 136 rue des Champs Lard à Chatillon ». Un descriptif assez complet résumait les circonstances de la construction et les occupants successifs (tous dotés d’un article). Il portait également mention d’une décision de réhabilitation formulée par la Région Île-de-France en 2032. Vus les moyens dont disposait la Région, le pavillon avait toutes les chances de disparaître avant que les moindres travaux aient été engagés.

Le RER arrivait en gare. Le couple quitta le wagon. Ramaad était seul. Il s’extirpa de son siège et ouvrit sa mallette. Elle contenait toute une série de feuilles-écrans de couleurs et d’identités diverses. Il récupéra la plus petite d’entre elles — la taille d’un post-it — navigua entre les icônes et dessina un demi-cercle avec son doigt :
— Mais c’est un travail de patrouilleur.
— Le travail de patrouilleur est déjà fait…
Il arrêta le fichier sonore. Il souhaitait finalement tout reprendre depuis le début. Des bruits de pas puis d’ascenseur se firent entendre. Une voix de conversant signala :
— 6e étage. Ms Liǎojiě vous attend au bureau AB6. Vous avez une demi-minute de retard. Ne traînez pas.
Les portes s’ouvraient. Quelques voix de responsables sur le départ s’éparpillaient. Certains se taisaient à l’approche de Ramaad. Voire, dans certains cas, fermaient leur porte. Le pas de Ramaad allait de moins en moins assuré. Il s’arrêta et frappa. Une voix assourdie l’invitait à entrer. Il s’exécuta :
— Me voici, comme prévu…
— Je vois ça. Fermez la porte, s’il vous plaît.
Les gonds craquaient violemment — dissimulé dans une poche à droite, le post-it était juste à côté.
— Asseyez-vous tranquillement et écoutez-moi. Vous pouvez m’interrompre si vous avez des question.
D’un bref mouvement de corps, Ramaad acquiesça, ce qui se traduisit par un son assez curieux, presque comme un claquement. Il prit siège — froissement de tissu, grésillement du fauteuil.
— Comme vous le savez, Wikipédia est, pour ainsi dire, la capitale de la connaissance, le seul lieu où est centralisé la plupart du savoir humain. Parce que les serveurs de la Fondation ont continué à fonctionner pendant la grande crise, elle possède certaines informations en exclusivité. Surtout, elle demeure le seul lieu où les savoirs entrent en contact et offrent la possibilité d’une synthèse générique. A ce titre, un grand nombre d’associations, d’entreprises et de particuliers garantissent le financement de la Fondation afin de disposer d’une information transparente sur l’ensemble des choses existantes.
Silence poli. Bruits de liquide fébrilement agité — Ms. Liǎojiě prenait un café.
— Or, l’un des principaux enseignements que nous ayons pu retenir de la grande crise et de certains de ces épisodes, comme la Dégradation, c’est que l’information est aussi une action. Le fait de penser que X est X nous amène à adopter rationnellement l’action A. Inversement, si nous croyons que X est Y, nous pourrions tout aussi rationnellement estimer que l’action B est préférable. En trompant un partenaire commercial ou en le maintenant dans l’ignorance, on peut très facilement abuser de lui [brève pause respiratoire]. Il peut ainsi être tentant de manipuler une page de Wikipédia afin d’amener un public ciblé à réagir en accord avec notre intérêt. Généralement, les bots préviennent ce type de manipulation. Mais ils peuvent être dupés par un manipulateur compétent, qu’il soit un expert en informatique éditoriale ou… un membre de la Fondation.
— Effectivement. D’ailleurs ce cas s’est déjà vu à plusieurs reprises. En décembre dernier, un dresseur de bots était parvenu à réécrire entièrement un article sur les ressources pétrolifères de l’antarctique.
— Mmm… Mmm… Le problème c’est que nous sommes confrontés à un détournement beaucoup plus grave, qui touche des milliers d’articles, certains de la première importance.
— Vous avez pu identifier la source.
— Pas vraiment. Certains recoupements laissent à entendre que le manipulateur agirait au sein de votre service : « restructuration des catégories de l’encyclopédie seconde ».
— C’est confirmé ?
— Non, mais dans le doute nous préférerions lancer une enquête dès maintenant. Nous aurions besoin de votre aide.
— Mais c’est un travail de patrouilleur.
— Le travail de patrouilleur est déjà fait…
La voix se tut. L’enregistrement s’arrêtait au même endroit. Il n’était pas fini, mais le RER approchait de la station Saint-Cloud. Ramaad se leva et s’avança vers la tête du train. Une fois immobilisée, cette dernière se sépara de l’ensemble du RER et devint un métro autonome. Elle parvint rapidement au boulevard Exelmans.

Il pleuvait à torrent. Ramaad glissa sa mallette sous son imperméable. Il ne tenait surtout pas à en perdre le contenu.

wiki-roman-feuilleton (3/60)

Ramaad portait un épais plateau-repas. Il contenait pêle-mêle une choucroute aux deux poissons, un pichet de vin de banane, divers amuses-gueules, des brochettes de crevettes, une tarte au citron etc. Il était destiné pour lui seul. Il n’était généralement pas un gros mangeur. Il tirait cependant parti de circonstances exceptionnelles.

L’on commémorait aujourd’hui le jour de la Dégradation. Trente ans plus tôt, jour pour jour, une agence de notation au nom vaguement oublié — il figurait comme de juste sur Wikipédia : Standard and poor’s — dégradait la dette publique américaine. S’en étaient suivis une rechute, une seconde crise gravissime, l’affaiblissement de l’État, puis sa disparition… La plupart des gens ignoraient désormais la signification de cette Dégradation. Les repères nécessaires à son explicitation s’étaient perdus — ils ne subsistaient qu’à l’état de témoignages historiques. Les agences de notations étaient rigoureusement interdites (il existait toujours des agences clandestines, mais leur pouvoir performatif demeurait singulièrement réduit). La notion d’État n’avait de sens que dans les démocraties moyen-orientales, en Chine et dans les satellites de cette dernière.

Ramaad connaissait bien cette histoire. Il ne l’avait pas vécue directement — le hasard avait voulu qu’il naisse trois semaines après la Dégradation, le 22 août 2011. Il s’était indirectement renseigné, en « nettoyant » les articles de plusieurs responsables de Standard and Poor’s. Ceux-ci donnaient un compte-rendu minutieux des opérations qui avaient conduits à cette dramatique issue. Figuraient ainsi textuellement les débats, les prises de positions, les valses-hésitations qui avaient animés l’agence depuis le dépôt de l’avertissement (début juillet) jusqu’à sa concrétisation. Ces textes restaient d’ailleurs privés et rien ne permettaient légalement leur publication sous licence CC-BY-SA. Pour autant la Fondation ne les avaient pas supprimés lorsqu’ils étaient premièrement apparus, en 2027. Standard and Poor’s avait sombré corps et bien et nul n’osait se réclamer de son héritage — y compris, et même surtout, un multimilliardaire assez médiatique qui détenait sans que personne n’en sache rien une participation importante dans l’agence…

Ramaad pensait à la Dégradation. Personne autour de lui n’en parlait. La cantine n°7 de la Fondation bruissait de rumeurs diverses. Certaines, futiles, d’autres moins. Un marronnier assez vivace s’était réactivé en cette période estivale : la Fondation aurait été infiltrée par un vandale qui, à force de discrétion, serait parvenu à prendre en charge, et saboter, une activité stratégique. Ramaad était là depuis trop longtemps, avait entendu trop souvent cette histoire avec des habillages différents pour lui accorder une quelconque attention. Il s’avançait vers une petite table à l’écart.

Son intention première était de déjeuner au pont wiki. Avec ce temps-là il ne fallait pas y compter. Paris était lessivé par de violentes pluies tropicales. Il faisait assez chaud (environ 25° ce qui n’était pas si élevé pour la saison), mais le soleil demeurait invisible, sauf par quelques brèves intermittences. La mousson, bref. Ramaad était content pour sa rizière — il détenait un demi-arpent sur le toit de son immeuble. Il était moins content pour lui. Il regarda le mur d’eau s’étioler derrière la grande baie vitrée. Il commença à manger.

Il commençait à caler et glissait ses brochettes dans un sac isolant. Quelqu’un vint s’asseoir en face de lui. Une femme bien habillée d’une quarantaine d’années. Il pensait la connaître de visage, à défaut de la remettre complètement. Le vin de banane aidant, il dénicha dans sa mémoire la fiche d’identité de cette personne. Prénom : Léa — Nom : Liǎojiě — Activité : Responsable éditoriale associée à la restructuration de l’encyclopédie seconde. En bref, une sommité de la Fondation.

Toujours avec sa possible promotion en tête, Ramaad jugea bon d’entreprendre la conversation :
— Quel temps…
— Mmm…
— Je disais quel temps… L’été ne nous a pas gâté. J’aurais mieux fait de prendre mes vacances comme tout-le-monde.
— Je ne pense pas. Vous savez, c’est le même temps partout. C’est même pire en bord de mer.
— C’est vrai ce que vous dites. Mon frère vient d’appeler de Dinard et il est coincé dans un abri imperméable.
Ramaad n’avait pas de frère, mais il éprouvait toujours des difficultés à entretenir une discussion. L’invention lui servait de palliatif — il gagnait en confiance dès lors qu’il se mettait à raconter des histoires. Kris lui avait appris ce matin, par zào interposé, la situation assez pénible à laquelle étaient confrontés nombre de vacanciers français. Il en avait extrapolé une anecdote vraisemblable.
— Vous comptez partir ?
— En septembre. Pas avant. La plupart des gens ne l’ont pas encore compris, mais c’est le mois le plus chaud. La résilience de nos habitudes nous empêche de nous adapter aux changements climatiques.
Elle parlait bien. Face à ce type de personnage, Ramaad était toujours partagé entre la jalousie et l’admiration. Elle représentait quelque part l’idéal qu’il voulait devenir mais n’était pas encore — voire ne serait jamais. Il était assez troublé. Pour se dépêtrer de ces incertitudes, il forgea un second mensonge, un troisième, un quatrième etc. Un quart d’heure s’écoula sans qu’il sut si il avait suscité une impression conforme à celle qu’il souhaitait créer : un type aux mille-vies et aux milles-relations, brillant touche-à-tout, actuellement sous-employé par la Fondation. Face à de grands pontes comme Ms Liǎojiě, cette construction virtuelle ne pouvait réussir qu’à demi — Ramaad n’était pas sûr que ce fût le cas. Par exemple, y avait-il bien un théâtre Schubert à San Francisco, où n’était-ce que le produit de son imagination inspiré par je-ne-sais-quoi ?

Il la quitta à trois heure moins le quart. Plus exactement, il pensait la quitter, car elle le retint encore deux ou trois minutes :
— J’aurais besoin de vous voir. Pour discuter de deux-trois choses importantes.
— Certainement. Quand vous voulez…
— Demain soir, si cela vous va. Après la fermeture des bureaux. A dix heures.
— Très bien. Je note ça tout de suite.
Il gribouilla rapidement sur une feuille-écran. Puis se retira rapidement. Il avait sept minutes de retard. Le conversant allait lui taper sur les doigts et le mettre en arrêt-maladie. Il n’y tenait absolument pas et comptait travailler sans interruption jusqu’à décembre afin d’amasser un trésor de guerre conséquent. Il ne prendrait d’ailleurs pas de vacances.

Au cours de la journée, il s’interrogea à plusieurs reprises sur la nature exacte de ce rendez-vous informel : pourquoi attendre la fermeture ? pourquoi lui ? Ms Liǎojiě était certes l’une de ses responsables hiérarchiques. Mais les règles managériales découlant du Détachement relationnel proscrivait ce type de relations directe entre un simple exécutant et un cadre aussi haut placé.

En même temps, tout ce qui le rapprochait du poste de Rau Mandala était bon à prendre.

wiki-roman-feuilleton (2/60)

— Bonjour Ramaad
— Bjour…
— Vous êtes arrivé en retard hier.
— J’ai manqué mon RER…
— Vous avez pris le suivant ?
— Oui, je crois…
— Il est parti à 10h15. Or, vous n’êtes venu qu’à 11h00. Vous auriez mis quarante cinq minutes à faire un trajet d’une demi-heure ?
— J’ai dû prendre celui d’après…
— Tout va bien, vous êtes sûr ? Vous travaillez trop. Demandez un congé.
Le conversant de l’accueil n’était pas là pour dire des amabilités, mais pour délivrer un diagnostic très exactement déduit de faits indiscutables. Ramaad travaillait trop. Ramaad arrivait en retard. Donc Ramaad ne tournait plus tout-à-fait rond.

Comme la plupart de ses collègues, il n’aimait pas se faire rembarrer par une machine. En même temps, il était incapable de lui en vouloir. Tout le management moderne était fondé sur ce précepte : le détachement relationnel. Les conversants ne possèdent ni ambitions ni émotions, on ne peut ni les aimer ni les détester, ni les jalouser ni les prendre en pitié. Ce qu’ils disent est accepté facilement car ne peut pas être interprété autrement — ni prise de pouvoir ni preuve d’amour.

La Fondation s’était pliée assez récemment, avec réluctance, à cette révolution managériale. Elle restait globalement empreinte de cet esprit d’initiative propre aux premières années du siècle. C’est ce qui avait permis sa survie lorsque la quasi-totalité des structures sociales du monde occidental se sont effondrées. C’est ce qui avait garantit son essor lorsque la société s’est reconstruite tant bien que mal. C’est aujourd’hui ce qui l’entravait. Ce compendium monumental d’une dizaine de milliards d’articles n’était plus appréciable à taille humaine. L’intervention du détachement relationnel devenait nécessaire.

Les bots représentaient désormais près de 99,5% des contributions. Mis au point en 2036, le programme SC, ou synthèse-conversant remplaçait adéquatement la plupart des interventions humaines. Les bots pouvaient synthétiser n’importe quel texte de référence. Ils étaient capables de justifier leur modifications et d’en discuter avec n’importe quel intervenant humain. Le versant « conversant » connaissait cependant quelques ratés. La plupart des algorithmes conversationnels reposaient en effet sur la phonologie et non sur la sémantique. Lorsque Ramaad s’était réveillé hier matin, son conversant avait deviné ses « soucis » à partir de son intonation et non de sa réponse effective. Le « Oui, oui » était susurré mollement, d’une voix un peu éraillé qui suggérait tout le contraire du message transmis. Or, sur Wikipédia, les discussions restent textuelles et non vocales. Les indications contextuelles sont beaucoup plus éparses. Les bots étaient souvent incapables de déceler un bref trait d’ironie ou un énoncé métalinguistique et répondaient de côté. Périodiquement, des contributeurs s’amusaient à les bizuter, avec des résultats parfois surprenants. A force d’être manipulé, un bot en avait fini par défendre un point-de-vue négationniste et s’apprêtait à le diffuser dans l’espace principal. C’était il y a deux ans. Depuis le système s’était beaucoup amélioré et de tels dérapages s’étaient fait beaucoup plus rares.

Ramaad prit l’ascenseur jusqu’au sixième étage. Le bureau qu’il partageait avec ses trois collègues avait une jolie vue sur la Seine et le pont wiki. Sur le côté, on apercevait les bâtiments désaffectés du ministère des finances et un bout de la Tour Eiffel. Par souci de compenser avec hier soir, il était venu en avance. Il prit un verre d’eau, une pilule d’alnoïne et but le tout. Il se sentait mieux. Il jeta un coup d’œil distrait sur le travail de la veille. Toute une série de grandes courbes s’esquissaient sur une feuille-écran. Elles dessinaient l’image acoustique du mot « paisible ». Sa restitution phonétique absolue était flanquée d’une multitude de ressentis catégorisés par nationalité, classe sociale, âge… La combinaison de tout ceci composait plusieurs variables globales : le degré d’identité du syntagme pai-si-ble (sa capacité à se distinguer de l’ensemble des syntagmes existants), son degré d’association acoustique (la proximité « poétique » qu’il paraissait entretenir avec plusieurs autres syntagmes, indépendamment de toute affinité sémantique : paisible était ainsi ressenti comme morphologiquement proche de gracile…) etc.

L’image acoustique était la propriété la plus facile à établir d’un terme donné. Un outillage psycho-phonique adapté permettait d’en dresser un tableau très objectif. De fait, plusieurs institutions telles que l’Académie Française ou la Fondation s’étaient beaucoup investies dans la mise au point d’un répertoire exhaustif des images acoustiques françaises. Les graphes de la feuille-écran provenaient ainsi du Wiktionnaire.

Ensuite les choses se compliquaient. Dans les sociétés lettrés, les termes se trouvent en effet dotés d’une image visuelle, particulièrement délicate à caractériser. « Paisible » se comprend comme l’articulation de trois syllabes mais aussi comme l’assemblage de huit lettres, soit des objets figuratifs qui, par-delà le sens phonique qu’ils sont supposés transmettre, composent un tableau donné. De la branche du P à la courbe du e s’étale un dessin particulier, compréhensible en tant que tel. Or, l’explicitation de ce dessin fait non seulement intervenir un ressenti mais un héritage socio-esthétique parfois purement gratuit : les grammairiens français de la renaissance s’obstinèrent ainsi à écrire le verbe savoir, sçavoir, simplement parce qu’ils tenaient à le rattacher idéologiquement au verbe latin scire (en réalité, mais ceci on s’en rendit compte plus tard, savoir dérive de sapere, de telle sorte que si ces grammairiens avaient été cohérents avec eux-mêmes, savoir s’écrirait peut-être sapvoir). Bref, tout un lestage psycho-historique doit être pris en compte, qui n’est pas aisé à s’établir.

Entre la simplicité de l’image acoustique et la sophistication de l’image visuelle, s’intercale un troisième terme, modérément discernable : le consensus. Soit la somme de sens et de modalités sociales qu’impose le terme à un moment t. Les techniques d’appréciations de ce consensus étaient sensiblement les mêmes qui permettaient aux conversants d’interagir avec les être humains : le terme était relié à l’ensemble des termes qui l’entourait et modulait sa signification aussi sûrement que la trajectoire d’un corps dans l’espace est altérée par la gravité de ses voisins. Par exemple on pouvait déceler des verbatims comme : « cette maison de vacances est très paisible. On s’y sent vraiment bien ». Ou : « ces derniers temps elle est paisible… trop paisible… ça cache quelque chose… »

La combinaison de ces trois propriétés, image acoustique, image visuelle et consensus permettait de déduire l’intérêt du mot, son apport personnel. Le calcul de ce combinat était assez complexe, mais Ramaad avait pris l’habitude d’utiliser une formule allégée, qui convenait dans 97,56% des cas.
— Déjà là ?
Ramaad leva les yeux. C’était Anya. Elle était aussi en avance — mais pas de beaucoup, cinq minutes au plus. Elle aussi visait le fauteuil de Rau Mandala. Pour autant, elle ne montrait aucun signe ouvert de compétition avec Ramaad. Du moins elle n’en laissait rien paraître. Il lui tendit poliment un verre.
— Merci.
— Rien de neuf ?
— Je ne pense pas. Non…
— Tu es allée voir Gorki hier, avant de partir.
— Ça n’a pas duré longtemps. Il était débordé. En conversation avec cinq types en même temps. Je crois qu’il est un peu sur la brèche.
— Sur le départ ?
— Pas sûr, mais certainement dépassé. Trop de trucs qui surgissent en ce moment.
— C’est bizarre pour un début d’août.
— Possible. Mais rien à côté de ce qui se prépare pour la rentrée.