dimanche 7 août 2011

wiki-roman-feuilleton (2/60)

— Bonjour Ramaad
— Bjour…
— Vous êtes arrivé en retard hier.
— J’ai manqué mon RER…
— Vous avez pris le suivant ?
— Oui, je crois…
— Il est parti à 10h15. Or, vous n’êtes venu qu’à 11h00. Vous auriez mis quarante cinq minutes à faire un trajet d’une demi-heure ?
— J’ai dû prendre celui d’après…
— Tout va bien, vous êtes sûr ? Vous travaillez trop. Demandez un congé.
Le conversant de l’accueil n’était pas là pour dire des amabilités, mais pour délivrer un diagnostic très exactement déduit de faits indiscutables. Ramaad travaillait trop. Ramaad arrivait en retard. Donc Ramaad ne tournait plus tout-à-fait rond.

Comme la plupart de ses collègues, il n’aimait pas se faire rembarrer par une machine. En même temps, il était incapable de lui en vouloir. Tout le management moderne était fondé sur ce précepte : le détachement relationnel. Les conversants ne possèdent ni ambitions ni émotions, on ne peut ni les aimer ni les détester, ni les jalouser ni les prendre en pitié. Ce qu’ils disent est accepté facilement car ne peut pas être interprété autrement — ni prise de pouvoir ni preuve d’amour.

La Fondation s’était pliée assez récemment, avec réluctance, à cette révolution managériale. Elle restait globalement empreinte de cet esprit d’initiative propre aux premières années du siècle. C’est ce qui avait permis sa survie lorsque la quasi-totalité des structures sociales du monde occidental se sont effondrées. C’est ce qui avait garantit son essor lorsque la société s’est reconstruite tant bien que mal. C’est aujourd’hui ce qui l’entravait. Ce compendium monumental d’une dizaine de milliards d’articles n’était plus appréciable à taille humaine. L’intervention du détachement relationnel devenait nécessaire.

Les bots représentaient désormais près de 99,5% des contributions. Mis au point en 2036, le programme SC, ou synthèse-conversant remplaçait adéquatement la plupart des interventions humaines. Les bots pouvaient synthétiser n’importe quel texte de référence. Ils étaient capables de justifier leur modifications et d’en discuter avec n’importe quel intervenant humain. Le versant « conversant » connaissait cependant quelques ratés. La plupart des algorithmes conversationnels reposaient en effet sur la phonologie et non sur la sémantique. Lorsque Ramaad s’était réveillé hier matin, son conversant avait deviné ses « soucis » à partir de son intonation et non de sa réponse effective. Le « Oui, oui » était susurré mollement, d’une voix un peu éraillé qui suggérait tout le contraire du message transmis. Or, sur Wikipédia, les discussions restent textuelles et non vocales. Les indications contextuelles sont beaucoup plus éparses. Les bots étaient souvent incapables de déceler un bref trait d’ironie ou un énoncé métalinguistique et répondaient de côté. Périodiquement, des contributeurs s’amusaient à les bizuter, avec des résultats parfois surprenants. A force d’être manipulé, un bot en avait fini par défendre un point-de-vue négationniste et s’apprêtait à le diffuser dans l’espace principal. C’était il y a deux ans. Depuis le système s’était beaucoup amélioré et de tels dérapages s’étaient fait beaucoup plus rares.

Ramaad prit l’ascenseur jusqu’au sixième étage. Le bureau qu’il partageait avec ses trois collègues avait une jolie vue sur la Seine et le pont wiki. Sur le côté, on apercevait les bâtiments désaffectés du ministère des finances et un bout de la Tour Eiffel. Par souci de compenser avec hier soir, il était venu en avance. Il prit un verre d’eau, une pilule d’alnoïne et but le tout. Il se sentait mieux. Il jeta un coup d’œil distrait sur le travail de la veille. Toute une série de grandes courbes s’esquissaient sur une feuille-écran. Elles dessinaient l’image acoustique du mot « paisible ». Sa restitution phonétique absolue était flanquée d’une multitude de ressentis catégorisés par nationalité, classe sociale, âge… La combinaison de tout ceci composait plusieurs variables globales : le degré d’identité du syntagme pai-si-ble (sa capacité à se distinguer de l’ensemble des syntagmes existants), son degré d’association acoustique (la proximité « poétique » qu’il paraissait entretenir avec plusieurs autres syntagmes, indépendamment de toute affinité sémantique : paisible était ainsi ressenti comme morphologiquement proche de gracile…) etc.

L’image acoustique était la propriété la plus facile à établir d’un terme donné. Un outillage psycho-phonique adapté permettait d’en dresser un tableau très objectif. De fait, plusieurs institutions telles que l’Académie Française ou la Fondation s’étaient beaucoup investies dans la mise au point d’un répertoire exhaustif des images acoustiques françaises. Les graphes de la feuille-écran provenaient ainsi du Wiktionnaire.

Ensuite les choses se compliquaient. Dans les sociétés lettrés, les termes se trouvent en effet dotés d’une image visuelle, particulièrement délicate à caractériser. « Paisible » se comprend comme l’articulation de trois syllabes mais aussi comme l’assemblage de huit lettres, soit des objets figuratifs qui, par-delà le sens phonique qu’ils sont supposés transmettre, composent un tableau donné. De la branche du P à la courbe du e s’étale un dessin particulier, compréhensible en tant que tel. Or, l’explicitation de ce dessin fait non seulement intervenir un ressenti mais un héritage socio-esthétique parfois purement gratuit : les grammairiens français de la renaissance s’obstinèrent ainsi à écrire le verbe savoir, sçavoir, simplement parce qu’ils tenaient à le rattacher idéologiquement au verbe latin scire (en réalité, mais ceci on s’en rendit compte plus tard, savoir dérive de sapere, de telle sorte que si ces grammairiens avaient été cohérents avec eux-mêmes, savoir s’écrirait peut-être sapvoir). Bref, tout un lestage psycho-historique doit être pris en compte, qui n’est pas aisé à s’établir.

Entre la simplicité de l’image acoustique et la sophistication de l’image visuelle, s’intercale un troisième terme, modérément discernable : le consensus. Soit la somme de sens et de modalités sociales qu’impose le terme à un moment t. Les techniques d’appréciations de ce consensus étaient sensiblement les mêmes qui permettaient aux conversants d’interagir avec les être humains : le terme était relié à l’ensemble des termes qui l’entourait et modulait sa signification aussi sûrement que la trajectoire d’un corps dans l’espace est altérée par la gravité de ses voisins. Par exemple on pouvait déceler des verbatims comme : « cette maison de vacances est très paisible. On s’y sent vraiment bien ». Ou : « ces derniers temps elle est paisible… trop paisible… ça cache quelque chose… »

La combinaison de ces trois propriétés, image acoustique, image visuelle et consensus permettait de déduire l’intérêt du mot, son apport personnel. Le calcul de ce combinat était assez complexe, mais Ramaad avait pris l’habitude d’utiliser une formule allégée, qui convenait dans 97,56% des cas.
— Déjà là ?
Ramaad leva les yeux. C’était Anya. Elle était aussi en avance — mais pas de beaucoup, cinq minutes au plus. Elle aussi visait le fauteuil de Rau Mandala. Pour autant, elle ne montrait aucun signe ouvert de compétition avec Ramaad. Du moins elle n’en laissait rien paraître. Il lui tendit poliment un verre.
— Merci.
— Rien de neuf ?
— Je ne pense pas. Non…
— Tu es allée voir Gorki hier, avant de partir.
— Ça n’a pas duré longtemps. Il était débordé. En conversation avec cinq types en même temps. Je crois qu’il est un peu sur la brèche.
— Sur le départ ?
— Pas sûr, mais certainement dépassé. Trop de trucs qui surgissent en ce moment.
— C’est bizarre pour un début d’août.
— Possible. Mais rien à côté de ce qui se prépare pour la rentrée.

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